« Sans la frontière que lui impose les côtes et les falaises, l’océan noierait la terre et irait se perdre en trombes dans l’infini, comme l’eau qui s’écoule d’une outre crevée. » C. Singer.

(Eloge du mariage, de l’engagement et autres folies, ed Albin Michel, 2000 – p.25).

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Sachez dire non, maintenant

L’art de créer sa vie, ce n’est peut-être pas tant fait de recettes que de communications. Et savoir dire non, c’est communiquer vraiment ; établir un dialogue qui coule de source. En médiation, on voit souvent des situations qui ne seraient pas devenues inextricables, si l’une des parties avait eu le courage de dire non à temps – ou suivi son intuition de le faire.

D’une façon objective, face à certains demandeurs, vous n’osez peut-être pas dire non, de peur de les heurter. Il vous arrive peut-être aussi de devoir remédier à un non qui n’est pas sorti à la bonne heure, créant au passage un dilemme subjectif : non à votre propre colère, non à une habitude, refus d’une absence ; embarquement immédiat dans une galère. Sans une bonne dose d’optimisme, vous foncez droit dans la tempête.

Et je sais ce que c’est : j’ai longtemps été plus encline à satisfaire les autres plutôt que de reconnaitre mes besoins et de les exprimer clairement. Mais peut-on passer sa vie à accepter tout, même ce que l’on perçoit utile de refuser ? Vous avez surement un exemple. J’en ai un qui me vient en tête, d’un film vu récemment où le héros accepte en cinq minutes de s’unir à une femme qu’il n’aime pas, de peur qu’en la repoussant, il lui fasse de la peine. Il passe les quatre-vingt cinq minutes restantes à essayer de se sortir de cette ornière de façon très comique pour nous qui sommes spectateur … Et personne dans la salle n’a envie d’imaginer qu’il puisse dire le oui qui scellera sa condition. Oui à passer sa vie à l’oublier, juste parce qu’il n’a pas su exprimer quoi ? N. O. N. : Trois petites lettres d’une simplicité sans nom. La plus petite phrase de notre langage.

Un petit mot … qui constitue un grand activateur émotionnel ! Puissant, car la plupart d’entre nous laissons avec lui une part plus ou moins impressionnante de notre pouvoir. Ce qui nous gâche la vie.  Concrètement, ne pas savoir dire non induit des conséquences souvent chaotiques. Par exemple en face de votre patron, ne pas dire non à une tâche qui ne correspond pas à vos compétences, ne pas dire non à l’ajout d’une masse de travail  alors que vous êtes déjà assommé(e), que votre organisation ne peut plus être meilleure et que vous allez vous sentir débordé(e).  Par exemple dans votre famille, ne pas dire non pour ne pas déplaire, ne pas contrarier ou faire plaisir à tout prix. Alors même qu’accepter la demande hérisse vos valeurs (et parfois vos poils), contredit vos besoins ou prend un temps que vous n’avez pas ; vous vous sentez envahi(e). Vous avez sûrement un exemple personnel récent et précis, où vous n’avez pas dit les choses telles qu’elles sont ; où votre oui a contredit votre désaccord.

Alors bien sûr, à ne pas dire non, on évite sur le moment de ressentir de la culpabilité. Faute de ressentir de l’estime pour soi. A ne pas dire non, on se dit tout de suite indispensable. Mais ensuite, comment faire le tri entre les gens qui acceptent, voir même aiment, votre présence et ceux qui l’utilisent ? A plus long terme, cela vous conduit à des malentendus, des frustrations, des rancœurs, des impasses. Cela peut même avoir des conséquences très dommageables sur la qualité de votre activité, de vos relations professionnelles ou sur la qualité de votre relation à soi dans l’intimité, sur votre santé.

Alors maintenant, qui seul(e) peut changer cette situation ?

Pour qui, pour quoi vous ne dites pas non ? 

D’accord, vous seul(e) êtes aux commandes … Il y a bien des moments où ce n’est pas l’envie de dire non qui vous manque. Pourtant vous n’y arrivez pas. C’est frustrant, décourageant ou rageant tout court. Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? A deux ans, un enfant dit non spontanément comme il dit oui. En fonction de ses besoins, pas de son environnement. Puis, petit à petit, il grandit, façonné par les inter-actions avec ceux qui répondent à ces besoins plus ou moins inconditionnellement . Il obtient l’attention nécessaire à sa survie. Petit hic : plus l’attention est conditionnée, genre « Arrêtes de pleurer ou on va s’énerver« , plus il apprend que pour se relier à l’autre, il faut d’abord se rallier au désir de l’autre. En d’autres termes, il apprend que pour être au monde, il ne faut pas dire non. C’est la partie émergée d’un processus de dépendance, enfoui sous le niveau de la conscience.

Cet apprentissage, comme tous les autres, comme marcher, devient un automatisme non conscient. D’autant plus facilement qu’à cet âge, le cerveau de l’enfant est principalement parcouru d’ondes delta et thêta. Elles le placent dans un état de suggestibilité intense. Ce conditionnement perdure malgré l’âge adulte, malgré l’envie de s’en libérer, malgré les efforts conscients les plus volontaires. Vous avez peut-être appris tout un tas de techniques ; vous avez peut-être même une liste de formules à sortir pour dire non avec gentillesse, élégance et sans risquer l’affront, façon : « non ; je voudrais bien mais j’ai piscine« . Le problème c’est qu’au moment où vous en avez besoin, la mémoire vous échappe ! De fait, lorsque conscient et non conscient s’opposent, c’est toujours le non-conscient qui gagne, par K.O. N’oubliez pas que, depuis que l’on sait observer l’activité neurologique, notre inconscient n’est plus un concept mais une authentique part de nous. Il a  en charge rien de moins que notre survie. Il développe une intelligence capable de faire fonctionner la complexité de notre organisme et utilise 90 % de notre puissance cérébrale… Et vous croyez que vous pouvez être en pleine possession de vos moyens sans une petite conversation avec lui ?

Revenons à notre mouton. Savoir dire non participe de notre autonomie. Pour résumer, c’est le fruit de la construction de nos limites intérieures face aux injonctions des autres.  Si vous constatez qu’elles ne se sont pas façonnées d’elles-même, comment les bâtir ?

Faisons d’abord un rapide état des lieux : pour quoi n’arrivons nous pas à dire non, dans certaines circonstances encore plus difficilement que dans d’autres ? Pour le bénéfice de ne jamais décevoir l’autre ; pour toujours lui plaire : pour satisfaire une peur ! Peut-être celle de ne pas être aimé(e), celle de faire du mal et de se juger coupable, celle d’être rejeté(e) sans pouvoir le supporter ? Voila qui a peut-être un parfum de déjà vécu … Car certaines de ces peurs viennent du passé, de votre enfance, de notre héritage, des parents de nos parents, en mode automatique depuis la nuit des temps … Et elles se réactivent, se rejouent, lorsque les liens entre le passé et le présent sont enchevêtrés ; sans démêler l’écheveau comme sans actualiser le logiciel, comment voulez-vous que la situation change ? Par ces liens, certaines pensées se représentent. Au moment où vous n’osez pas dire non, à ce moment vous pensez pour l’autre ; ce sont ces pensées qui suscitent la peur, plus ou moins visiblement (et toute la physiologie qui va avec). Vous projetez une réaction qui n’est pas encore arrivée …

Pourtant, ce qui n’est pas encore arrivé n’existe pas dans le futur ; cela n’existe pas, tout simplement.

Pourtant, l’autre ce n’est pas vous. Ce qu’un autre va ressentir en entendant votre non, en êtes-vous responsable ? Ce sera peut-être de la tristesse ou de l’indifférence, de l’indignation ou de la compréhension … ou mille autres choses. Est-ce utile de penser à sa place ? Peut-être que lui aussi sera relié au passé, à son enfance, à son héritage. Il n’est peut-être pas si libre que vous le croyez d’agir avec une juste compréhension, liée à la seule situation ici, maintenant … ça complique grandement la communication si les interlocuteurs sont face à face chacun avec leurs automatismes respectifs. Si comme vous, l’autre réagit à la mesure de sa propre capacité de s’entendre dire non, tout s’emmêle !

Pourtant, êtes vous de ceux qui, comme la majorité des individus, apprécient l’authenticité dans leurs relations ?

Et si vous vous autorisiez à dire non ? 

Dès que vous vous serez autorisé à reprendre votre droit et votre pouvoir de dire non, qui serez-vous ? Chacun sait pour soi à quoi dire le premier non jusqu’alors retenu. Rejeter une demande peut vraiment se faire de façon simple et sans forcément de justification. Par exemple, imaginez que l’on vous invite à manger quelque chose qui vous révulse. Vous voyez la situation ? Dites le non ! Vous savez le dire, vous pouvez le dire et vous le dites déjà, très facilement. Est-ce la réponse à une invitation ou à la personne qui vous l’offre ?

Peut-être est-il temps de réviser l’automatisme ; car la visée a changé : très concrètement aujourd’hui, vous allez survivre au rejet. Et peut-être même vivre mieux. Fermer la porte à ce qui ne vous convient pas, c’est vous offrir le plaisir de l’ouvrir à ce qui vous enchante, à ce à quoi vous donnez de la valeur –  même si c’est encore nouveau pour vous ! Qui êtes-vous quand vous osez dire non ? Avez-vous remarqué cette subtile nuance dans la perception de soi qui surgit lorsque vous faites la différence entre ce que vous acceptez de bon cœur et ce que vous refusez ? Vous dites « Je refuse « , où « Je » c’est aussi ce qui vous anime et dépasse de bien grand (plus grand même) le rôle que vous remplissez. Nul besoin d’excuse ou d’artifice pour respecter votre pouvoir personnel. Le truc utile, c’est que cette perception de soi percole dans tous les domaines de notre vie et on commence à s’autoriser des choix plus alignés avec nos aspirations véritables. C’est ça dont vous avez envie ?

Donnez aux autres leur pouvoir de dire non

On projette parfois notre propre aversion du rejet sur les autres. De façon proportionnelle. Aux États-Unis est né un défi de cent jours pour se confronter à l’épreuve du non. La seule conclusion de l’auteur est que se libérer de la peur du rejet nous ouvre la porte de tous les possibles. Cette liberté nous sort de la paralysie et nous replonge dans le flux de la vie : l’un va nous dire non mais si nous restons ouverts et attentifs, il va nous indiquer une autre idée ou même parfois directement une autre personne qui trouvera notre demande absolument enrichissante ; si ce n’est pas ici ce sera ailleurs ; si ce n’est pas maintenant, ce sera demain – mais, en suivant le fil du non, la demande trouve un écho quelque part, de non en non comme de fil en aiguille.

Alors, où en est votre capacité à recevoir  un non ? Vous en avez surement la mémoire … C’était comment ? Si désagréable, si insupportable ? Est-ce que vos pensées vous ont conduit à refréner un élan, à vous résigner ou au contraire à intensifier votre détermination d’avancer tout en cherchant votre solution ailleurs, autrement ? Quel intérêt peut avoir eu cette expérience ?

En se coltant à recevoir et accepter le non, on apprend à ne plus avoir peur du non des autres et, aussi étonnant que cela puisse paraitre, le nôtre revient plus naturellement. La rivière ne s’écoule pas en ligne droite ; elle se heurte aux rochers, aux berges ondulantes ; elle coule en lacets. La roche rejette l’eau, qui continue son chemin accélérant sa vitesse en la contournant. Vous allez apprendre qu’il faut de l’audace pour demander, du courage d’autant plus que vous serez peut-être rejeté(e). Vous allez apprendre que rien d’extérieur ne peut vous arrêter. Comme tant de gens, anonymes ou non, qui ont accompli leurs objectifs malgré les rejets ! Et comme vous allez dire non, vous pouvez ressentir que le non s’adresse à l’action, pas à l’intention.

Prenez à nouveau la liberté de dire non

Milton H. Erickson, médecin et guérisseur américain, fondateur de l’hypnose moderne a prescrit à l’un de ses clients une tâche sans aucun risque, hormis celui de gagner de la liberté personnelle.  En plus, c’est marrant à faire ! Un étudiant n’arrivait pas à dire non à ses recherches – et enfin achever sa thèse. M. Erickson lui a recommandé d’aller dans un restaurant italien et de commander des nems. Vous imaginez ? Aller dans le magasin le plus proche et de faire une demande ridicule, une demande à laquelle la seule réponse possible est « non »… Cette expérience ( ou une qui crée les mêmes conditions sécures) permet de faire face au rejet pour démêler le problème. Simplement d’observer ce que ce petit jeu apporte. Sans porter d’attention à projetez que les gens pensent ; avec l’esprit ouvert, curieux de prendre conscience des sensations. Physiques. Avec une pincée de tendresse pour soi. Sans aucun objectif, juste une fois, tranquillement ne rien faire, laissant passer la peur de ne pas plaire ou de ne pas paraitre intelligent. Cette simple expérience est peut-être le premier pas pour traverser la peur de s’entendre dire non, dans les deux sens du terme ; la matière dont ce qui nous retient de dire non a besoin pour reconsidérer la question, et créer une autre expérience de soi dès à présent.

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