… oui, mais comment font-ils ?

Ce midi, je donne un petit coup de main à l’une de mes filles en lisant la retranscription d’une interview qu’elle a réalisé dans le cadre ses travaux de recherche.

Et maintenant, me voila assise dans le petit salon d’un merveilleux endroit, à l’abri des regards et du tumulte des affaires. Le ciel d’automne est capricieux, alors je passe par la terrasse, à travers les fauteuils recouverts des housses où l’été est remisé.

Par la fenêtre qui jouxte le petit guéridon dont je me sers d’écritoire, je vois des arbres frémir de mistral, des oiseaux aux ailes tremblantes planer au dessus d’oliviers argentés… J’aime les reflets des nuages dans l’eau du bassin, ridée une onde après l’autre.

Et le reflet du reflet miroite sur le branchage moussu du cyprès voisin, projection scintillante au gré des rafales.

On se croirait au cinéma de la lumière.

Bien enfoncés dans mes oreilles, les écouteurs déversent des paroles à travers lesquelles je plonge dans un univers de références dont j’ignore tout.

Martin Buler…

Mais qui est-ce ?

Cent ans en arrière, la philosophie du dialogue. Voila un homme parlant d’un arbre… Oh, il aurait pu prendre tout autre présence vivante pour illustrer son propos.

Mais prenons un arbre. Buler avance que l’on peut avoir avec lui une relation d’être à objet, comme par exemple la science le fait en le découpant.

Cependant, on peut aussi entrer en relation avec l’arbre.

Buler suggère que ce faisant, on fait l’hypothèse d’une relation réciproque et mutuelle avec lui, comme on le ferait avec un animal domestique par exemple. C’est de cette manière dit-il, que l’on nourri notre lien de réciprocité avec le monde.

Pas si évident… Des gens parlent aux arbres qui, à proprement parler, ne répondent pas, faut pas délirer.

Ce qui retient mon attention, c’est qu’il dit que sans chercher de preuve matérielle, l’hypothèse suffit à ouvrir le dialogue.

De fait, on a une relation réciproque avec le monde à chaque instant dans qu’il veut dire pour nous.

Qu’est-ce qu’il veut dire pour vous ?

Que l’on réponde sciemment ou pas à cette question, il veut dire quelque chose.

Et quand on ne prend pas soin d’y répondre sciemment, on y répond en mode automatique, par les habitudes.

C’est pourquoi ça m’interloque chaque fois que quelqu’un parle de s’y mettre pour créer ou re-créer, transformer des choses. Parce que créer on le fait déjà, tout le temps par le sens que l’on donne à tout!

Et même à n’importe quoi.

Créatrice, c’est la nature de notre nature chevillée au corps.

Seulement voilà.

Force est de constater que les sens peuvent ne plus s’ouvrir à l’inconcevable multiplicité des formes du vivant.

À force d’être réduit à des « ressources » banalisées ou pire « un environnement », ce monde, que peut-il devenir quand il veut dire pour nous un décor inerte ? Voila peut-être comment la terre s’est tue.

Faire l’hypothèse : c’est si commun, si permanent.

On en oublie d’y porter attention.

On fait des raccourcis de relation et on appelle ça des biais cognitifs.

Pourtant à cet instant, je me rend compte a quel point faire une hypothèse c’est faire acte de foi.

Ça m’ouvre une perspective… Je pourrais encore simplifier les choses quand mes mains touchent quelqu’un. Il suffit juste que je me place dans la foi : ce que ça veut dire être humain pour moi.

Par nature, notre perception ça créé, précipitant au sens quasi chimique du terme, ce qu’elle embrasse.

Je repense à cette guérisseuse anonyme chez qui j’étais allée chercher une technique. En arrivant elle m’avait dit : « Bien sûr, je vais te montrer. Néanmoins tu sais, je ne l’utilise plus». « Que fais-tu alors ? » lui avais-je demandé. « Je m’assoie au pied de cet arbre avec la personne, je ne fais rien de plus que d’être avec elle ».

Et si revenir de cette marchandisation du monde, de cette chosification qui alimente une violence toujours plus désenchantée, c’était simple comme s’ouvrir à la réciprocité ?

Ça ne demande qu’un peu de foi, de la curiosité et l’envie de voir le monde tel qu’il est, fusse-t-il aux antipodes de visibles évidences.

Après tout, lorsque par la fenêtre, je regarde le reflet du ciel sur l’eau, j’y vois un nuage qui nage.

Un nuage liquide, mais qui s’assemble en nuage quand même.

« Des gens parlent aux arbres mais les arbres ne répondent pas… ».

S’adresser au silence…

Par association d’idées, je pense à cet article, lu il y a quelques années et qui depuis, me hante.

Il fait parler Elisabeth Sombart, alors qu’elle vient d’enregistrer l’intégrale des Concertos pour piano de Beethoven, ce « prophète de la liberté », comme elle le nomme.

Celui qui disait : « Je mets au-dessus de toutes les qualités la bonté », celle qui fait de la dualité une réciproque vivifiante.

Dans l’article, la musicienne parle du quatrième Concerto, de ce dialogue entre l’homme qui supplie et l’inaudible réponse. Pour elle, les dernières notes sont un dernier cri.

Le parallèle avec la vie de Beethoven est frappant. Lorsqu’il a compris qu’il allait perdre l’ouïe, il a pensé en finir.

Cependant, il a été retenu par ce qu’il aspirait à mettre au monde.

On sait que cet homme n’a pas entendu ses dernières compositions. Sourd, il avait la capacité d’ « entendre l’infini » (merci V. Hugo).

Écouter le mouvement, l’appel aux forces invisibles – sans savoir si la rencontre a eu lieu.

Qui sait ?

Je bloque sur cette lecture depuis des lustres. Enfin des lustres, non. Trois ans pour être précise.

Mais il y a quelques temps, cette obsession latente a trouvé son écho lors d’un cours de chant.

Comme indiqué par le prof, je me suis mise à donner de la voix comme si je lançais un cri en direction du néant… et l’inattendu est arrivé par réciprocité.

Très clairement à un instant, l’appel s’amplifiant s’est empli en retour, je ne sais comment décrire le sentiment de plénitude qui survint alors.

Le cri est devenu entier, un chant attendant depuis la nuit des temps que nos voix portent pour apparaitre.

C’était quoi ça ?

La nature d’une réalité que je n’explique pas. Elle m’enlace, je la savoure, j’en témoigne.

Sa puissance est tellement immense que le mot même de puissance n’a plus lieu d’être.

Elle sort du registre. Elle est son, portée, gorge, air, amour, omniprésence.

Si je devais définir Dieu, ce serait ce champ mutuel, bien loin d’un anthropomorphisme naïf.

Rien ne me rend plus vivante que ce contact nous portant à avancer dans la vie, la découvrir en se découvrant.

Voilà ce que je veux dire lorsque j’écris que le processus de création se déploie dans le dialogue avec la Création.

Un petit conte relaté par le neurologue Mario Beauregard, résume bien ce que je ressens en quelque sorte. Il était une fois une petite fille qui demande à sa maman « c’est quoi le sens de la vie ? ». Et la mère de sourire en répondant « c’est toi ».

Les enfants éclairent le chemin quand on a foi en ce qu’ils sont.

Quand on s’ouvre à ce qu’ils veulent dire pour nous : amour infini, miracle du vivant.

Ils n’ont pas besoin de plus d’estime ou de confiance en eux.

Car la condition humaine ne peut pas tout.

Ils ont besoin de répondre de ce que ce monde veut dire. Pour chacun, pour nous.

Un monde intelligent, qui vit sous des formes merveilleusement impensables – l’intelligence de la Vie.

Mais s’ils ne s’y ouvrent pas, ils ne le trouveront pas.

Et comme ils sont de ce monde, ils ne s’y trouveront pas…

On ne libère pas les enfants.

On se libère du personnel. Et s’en libérant, on les découvre déjà libres.

Parce que l’on pose l’hypothèse qu’ils peuvent le faire, de leur voie unique.

Et lorsqu’on ne pose pas cette hypothèse, que l’on ne s’ouvre pas à leur horizon le plus infini, éclairant – alors ils n’éclairent rien pour nous.

Ce qu’ils sont reste insaisissable. Invisible.

Inexistant.

Et ce que nous sommes avec.

Il en va de même avec la moindre maladie, la douleur, les souffrances.

Qu’est-ce que ça veut dire, pour vous, chacun de ces mots ?

Le sens n’est rien d’autre que notre hypothèse du jour à ce sujet.

Car nous sommes le contexte qui par essence, en permanence fait survenir – ou pas, ceci, cela.

La bonne nouvelle, c’est que la réciprocité est une résonance rétablissante !

A ma petite échelle aujourd’hui, maintes fois je me suis demandé si j’allais terminer cette bafouille qui ne parlera peut-être à personne d’autre. Quelques griffonnages sur une page blanche sont amplement suffisants.

Et pourtant, quelque chose que je ne sais définir me retient de les ranger dans la boîte pour plus tard, un jour, un hypothétique projet d’écriture.

Je pense à Beethoven. A une histoire de piano en Zambie qui, même avec une corde sortie, restait un instrument devant lequel Elisabeth Sombart allait s’assoir un soir d’été en priant « Tu n’oublies pas ? moi, je joue, toi tu touches les âmes ».

Je repense à cette pensée folle que l’on est déterminé au moins autant par le futur qui nous attend que par nos passés.

Je me demande si la pianiste, elle aussi, a un beau jour ressenti l’appel qui se révèle par l’appelant.

N’est-ce pas ce qu’elle vit lorsqu’elle dit : «  Parfois, la vie vous met au bord du précipice. Si vous trouvez l’énergie de dire : « d’accord, je saute », alors elle vous donne tout ».

C’est tout l’amour que je nous souhaite.

Évidement, on pourrait le vivre à tout instant, puisqu’il est déjà là… on en reparlera.

PS. Hypothèse – étymologie : découle du verbe « hypotienô », ὑποτείνω , « fixer fortement une chose contre l’autre », « tendu dessous » ; « hypo », du sankrit « upa », « ce qui donne la direction » mais non explicitement déclaré ; « vers » et « ce qui est plus ou moins ».
Par extension, « ce qui est près », voire « proche », comme dans « upajata », « qui est ajouté », au sens de « qui naît », qui « peut se produire ». Ce qui peut être

Merci mes trésors. Sans vous, je ne serais pas même un loup.

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